Depuis la mort du frère Jaweo Mutewa, Barrofill le Vingt-cinquième restait confiné dans ses appartements du palais épiscopal. Il n'en sortait que pour se rendre, par des passages connus de lui seul, dans la bibliothèque secrète où Maltus Haktar, le maître jardinier, avait établi ses quartiers permanents. Il avait cessé de présider les offices du grand temple, qu'ils fussent de prime matine, de première ou de seconde vesprée. Il avait confié à ses secrétaires le soin d'expédier les affaires courantes et ne recevait plus que deux ou trois heures par jour dans le grand bureau attenant à ses appartements.

Chaque candidat à l'audience pontificale subissait un nombre incalculable de fouilles avant d'atteindre le saint des saints : après avoir été détaillé par les objectifs grossissants des morphopsychologues, il devait ensuite passer sous les rayons de transparence, puis était prié de se dévêtir dans un sas intermédiaire où des complanétaires du maître jardinier, des Osgorites, procédaient à une investigation corporelle minutieuse et humiliante. Ils introduisaient sans ménagement des microsondes dans tous les orifices naturels du malheureux visiteur, anus, méat urinaire, vagin pour les femmes, bouche, gorge, narines, conduits auditifs, nombril. Le muffi avait renvoyé tous ses serviteurs ecclésiastiques, novices, exarques, cardinaux, et les avait remplacés par des Osgorites dont il avait confié le recrutement au maître jardinier. Ces derniers offraient l'avantage d'être comme lui des paritoles et de nourrir une haine farouche à l'encontre des Syracusains, ces colonisateurs méprisants qui avaient transformé leur satellite en un gigantesque dépotoir industriel. S'ils faisaient preuve d'une loyauté et d'un dévouement fanatiques envers le Marquinatole, ils s'efforçaient de transformer le parcours des Syracusains, grands courtisans ou cardinaux qui s'aventuraient dans le palais épiscopal, en une redoutable épreuve. Malheur à l'imprudent ou à l'imprudente dont ils éventaient le complot ! Malheur à celui ou à celle dans le corps duquel ils découvraient une microbombe à retardement, une capsule de poison, une dague de lumière ou toute autre arme plus ou moins sophistiquée ! Les fautifs étaient traînés sans ménagement dans un cachot où, après avoir enduré les pires sévices, ils étaient jugés par un tribunal d'exception, condamnés à mort et exécutés dans les plus brefs délais.

Le renvoi des serviteurs du palais épiscopal et la rumeur de ces exécutions sommaires avaient provoqué un vif émoi à la cour et dans la population vénicienne. Une ambassade composée de représentants des grandes familles, de cardinaux et de délégués des guildes professionnelles avait sollicité une audience officielle auprès de Sa Sainteté le muffi. Une initiative qu'ils avaient amèrement regrettée lorsqu'il leur avait fallu passer sous les fourches Caudines des Osgorites. Ils avaient dû se séparer de leurs protecteurs de pensées à l'entrée de la tour et c'est tremblants de rage contenue leur contrôle A.P.D., bien que très éprouvé, leur avait évité de sombrer définitivement qu'ils s'étaient présentés dans le bureau de Barrofill le Vingt-cinquième. Là, alors qu'ils pensaient être arrivés au bout de leurs peines, ils avaient essuyé un deuxième affront : les armes des gardes du corps du souverain pontife étaient restées braquées sur eux pendant toute la durée de l'entrevue. On leur avait expliqué qu'on redoutait d'éventuels programmes autonomes de meurtre et qu'on tirerait au moindre geste suspect de leur part. Après s'être inclinés de mauvaise grâce devant le Marquinatole, ils s'étaient rendu compte qu'ils avaient enduré ce traitement mortifiant pour rien : leur auguste interlocuteur ne leur avait prêté qu'une attention distraite et les avait regardés sans les voir, comme s'ils étaient transparents. Leur compagnie avait visiblement semblé l'ennuyer son contrôle A.P.D., déficient, n'avait laissé planer que très peu de doute à ce sujet.

Ce n'est qu'à la fin de l'entretien qu'il s'était animé et avait paru remarquer leur présence.

« Ne seriez-vous pas en train de transgresser l'un des dogmes fondamentaux de l'Eglise, messieurs les cardinaux ? »

Les prélats de la délégation s'étaient imperceptiblement crispés, conscients qu'en pénétrant dans le cœur de la tour des Muffis ils s'étaient aventurés en territoire hostile et qu'aucune barrière ne les protégeait désormais de la malveillance pontificale.

« Remettez-vous en cause l'infaillibilité du représentant suprême du Kreuz en ces bas mondes ? »

Le visage interdit de ses vis-à-vis, très pâle sous la couche de poudre et les deux mèches savantes, avait visiblement diverti le muffi.

« Persistez-vous à contester les tribunaux par nous nommés et chargés de juger les individus qui s'introduisent dans nos quartiers dans le but de nous assassiner ? Encourageriez-vous vos ouailles à attenter à la vie du Pasteur de l'Eglise du Kreuz ?

— Il ne s'agit pas de cela, Votre Sainteté, avait bredouillé le cardinal de Michot, le haut responsable des communications et publications holographiques du palais. La population vénicienne ressent comme un déni de justice le caractère sommaire de ces condamnations et exécutions. Les textes stipulent que tout accusé est en droit de présenter sa défense en public.

— Nous ne nous souvenons pas que vous ayez manifesté une telle compassion pour dame Sibrit, cardinal de Michot, avait persiflé le muffi. Vous faisiez même partie de ses plus farouches calomniateurs.

— Dame Sibrit a eu un procès équitable et public...

— Certes, certes... Mais à quoi servirait-il de nous lancer dans une querelle aussi vaine qu'inutile ? Nous, muffi de l'Eglise, estimons que ces tribunaux d'exception ont pour mission de décourager les attentats perpétrés contre notre personne. Toute opposition à cette décision frappée du sceau de l'infaillibilité muffiale revêtirait un caractère apostasique. Notre tâche n'est pas achevée et nous souhaitons vivement que chacun s'en persuade, aussi bien à la cour qu'au sein du clergé. Rapportez ces paroles à qui de droit. Notre entretien est terminé. »

Ils s'étaient donc retirés, escortés par les Osgorites, à la fois soulagés de ressortir vivants d'une audience qui aurait pu se transformer en un piège mortel et confortés dans leur volonté de se débarrasser au plus vite du Marquinatole. Il restait une solution là où avaient échoué la mort mentale, l'effacement, les intrigues, les attentats et les négociations : la force. Ils avaient déjà reçu des garanties dans ce sens de la part du sénéchal Harkot et des officiers supérieurs de l'interlice. Ils avaient également appris, de source bien informée pléonasme, que Menati Imperator en personne les soutenait dans ce projet. Les eunuques de la Grande Bergerie, indignés par la disparition de leur frère Jaweo Mutewa et le reniement du petit cardinal qu'ils avaient installé sur le trône, avaient promis d'ouvrir les galeries secrètes du palais aux forces de l'ordre.

« Les armées impériales investiront le palais le 11 de cestius, Votre Sainteté, affirma Maltus, le maître jardinier. Au deuxième crépuscule.

— En êtes-vous certain ?

— Mes contacts sont formels.

— Peut-on faire confiance à vos contacts ?

— Ce réseau a été mis en place par votre prédécesseur, Votre Sainteté. Qu'ils soient exarques, vicaires, gardes, interliciers, serviteurs, caméristes, ils viennent tous d'Osgor... Jamais ils n'ont déçu le Vingt-quatre tout au long de son règne.

— Comment échappent-ils à l'inquisition mentale ?

— Le Vingt-quatre a exhumé une technique de protection mentale qu'il a transmise aux responsables du réseau. Vous la connaissez certainement : une suite de douze symboles qu'il suffit de mémoriser pour dresser un infranchissable barrage protecteur devant l'esprit. Chaque Osgorite apprend les symboles avant d'être admis dans le réseau. Nous sommes tous des sorciers. Votre Sainteté ! De foutus hérétiques !

— Spergus Sibar, l'ancien... ami du seigneur Ranti Ang, était osgorite, je crois. Faisait-il partie de votre réseau ? »

Le muffi distingua nettement la crispation des mâchoires du maître jardinier. Seule une bulle-lumière sensitive déchirait l'obscurité qui inondait la grande salle de la bibliothèque.

« Spergus Sibar... notre échec le plus douloureux, murmura Maltus d'une voix imprégnée de tristesse. Nous connaissions les goûts du seigneur de Syracusa en matière de sexualité mais nous ne pouvions savoir que Spergus, que nous avions poussé sur sa couche, tomberait amoureux de lui. Non seulement le jeune Sibar s'est toujours refusé à trahir Ranti Ang, mais cette liaison lui a coûté la vie. Il a été condamné au supplice de la croix-de-feu à combustion lente.

— Près de vingt ans se sont écoulés depuis ces événements. Vous n'avez été que l'instrument de son destin, Maltus.

— Peut-être mais je me le reprocherai toute ma vie. Nous n'avions pas le droit de mêler un gosse à nos histoires... »

Le maître jardinier se leva de son banc et secoua la nuque et les épaules comme pour se débarrasser des sombres pensées qui l'assaillaient.

« Mais assez parlé du passé, reprit-il. Nous ne savons toujours pas où se terrent les deux guerriers du silence qui ont tenté de récupérer les codes cryo de vos quatre pensionnaires. Ces gens-là ont l'habitude de vivre dans la clandestinité et de ne laisser aucune trace derrière eux.

— Nous devons pourtant à tout prix entrer en contact avec eux avant que l'interlice et le Pritiv n'envahissent le palais épiscopal. Nous ne pouvons organiser notre départ tant que nous n'aurons pas ranimé les cryos. Et ils n'ont pour l'instant que deux codes sur les quatre...

— Erreur, Votre Sainteté : les deux codes qu'ils ont dérobés sont des faux, des leurres. Un piège tendu par le sénéchal. »

Bien qu'il ne ressentît plus aucune démangeaison depuis la communication post mortem de son prédécesseur, le muffi se massa machinalement le plexus solaire, un geste qui trahissait la contrariété dans laquelle le plongeait cette information.

« Où sont les vrais ?

— Le sénéchal Harkot les garde sur lui. Un de nos agents, un fournisseur du palais impérial, l'a vu sortir quatre sphères blanches de la poche intérieure de son acaba.

— Etes-vous certain que ces sphères sont les bonnes ?

— Presque certain : quel intérêt le sénéchal aurait-il à conserver des faux sur lui ? Sans l'indiscrétion de ce fournisseur, personne n'aurait jamais rien su de la substitution.

— Est-il possible de les lui prendre ?

— Il ne dort jamais, Votre Sainteté, et, comme les Scaythes ne transpirent pas, il ne change d'acaba qu'à l'occasion des cérémonies officielles. De toute façon, en admettant que quelqu'un parvienne à lui subtiliser les codes, l'alerte serait rapidement donnée et le malheureux serait arrêté avant d'avoir eu le temps d'atteindre les grilles du parc. »

Barrofill le Vingt-cinquième fit quelques pas en direction d'un rayonnage, contempla d'un œil distrait les tranches des antiques livres-films et livres-papier qu'effleuraient les rayons de la bulle-lumière.

« Seuls des individus qui voyagent sur leurs pensées seraient aptes à réussir ce genre d'exploit, avança-t-il d'un ton morne.

— Ni vous ni moi n'en sommes capables, Votre Sainteté. Les guerriers du silence, en revanche...

— N'y a-t-il donc aucun moyen de joindre les deux hommes qui se sont matérialisés la nuit dernière dans les palais impérial et seigneurial ?

— L'un des deux était un enfant d'une douzaine d'années, Votre Sainteté, et l'autre a vraisemblablement été touché par un rayon cryo.

— Même s'ils disposaient de produits de réanimation, ils n'ont pas pu aller bien loin : il faut cinq jours pour se remettre d'une cryogénisation.

— Sont-ils régis par les mêmes lois physiologiques que nous ? »

Le muffi se retourna brusquement et fixa ardemment le maître jardinier.

« Je ne puis répondre à cette question mais j'ai la conviction qu'ils n'ont pas quitté Vénicia. Ils ignorent qu'ils sont entrés en possession de faux et s'apprêtent probablement à effectuer une tentative de recouvrement des deux derniers codes. Mobilisez l'ensemble de vos informateurs, Maltus ! Nous disposons d'un peu moins de deux jours pour les retrouver !

— Votre Sainteté, devons-nous mettre en danger tout le réseau pour sortir quatre congelés de leur sommeil de glace ? N'est-il pas préférable de consacrer toute notre énergie à préparer votre retraite ?

— Si nous ne réveillons pas ces quatre-là, Maltus, c'est l'humanité entière qui sera en danger ! »

L'Osgorite hocha la tête d'un air grave et jeta un coup d'œil sur le détecteur d'ondes, posé à côté de lui sur une table de bois et dont les ampoules à nyctron ressemblaient à des yeux morts.

« Vous savez des choses que je ne sais pas, Votre Sainteté... »

Rose Rubis n'avait pas encore paru dans le ciel mais ses rayons empourpraient la voûte céleste où paressaient quelques îlots de nuit. Les couloirs du palais impérial bruissaient d'une activité bourdonnante. Les grands courtisans qui se retiraient pour goûter un repos bien mérité croisaient les serviteurs qui prenaient leur service. Les gardes de premier jour remplaçaient les gardes de seconde nuit au prix de manœuvres aussi mystérieuses que ridicules, et les talons de leurs hautes bottes dorées claquaient sur les dalles de marbre. Les maîtres du protocole déambulaient dans les couloirs avec la mine soucieuse de ceux qui régissent l'existence de leurs contemporains. Les douairières de l'étiquette erraient entre les colonnes Ang par petits groupes épars, minaudant et chuchotant sous leur maquillage matinal, la seule chose qu'elles eussent pour l'instant de frais. Leurs voix étouffées s'envolaient vers les plafonds ornés des fresques des guerres artibaniques. Elles donnaient l'impression d'avoir attendu toute la seconde nuit sur l'un des deux perrons du palais pour ne pas perdre une seconde de commérage et de calomnie au moment de l'ouverture officielle des portes.

« Avant la seconde nuit », avait dit la correspondante du réseau.

Agtus Kipalar, serviteur au palais impérial, avait traîné dans la partie publique du parc avant de prendre son service mais n'avait découvert, à l'endroit où les deux visiteurs avaient mystérieusement disparu, aucun indice qui pût l'entraîner sur une quelconque piste. Il avait seulement remarqué la tache de pétrification qu'avaient laissée les produits cryo sur l'herbe couchée. Il avait également aperçu les uniformes bleus d'interliciers et les acabas pourpres d'inquisiteurs disséminés entre les bosquets et massifs alentour. Il n'avait pas insisté et s'était dirigé d'un pas nonchalant vers le palais impérial. Les investigations mentales des Scaythes se heurtaient aux symboles qui protégeaient son esprit. Ils en concluaient probablement qu'il avait subi une telle quantité d'effacements que son cerveau était entièrement vide. Il devait simplement veiller à ne pas attirer l'attention sur lui pour éviter qu'ils ne se posent des questions à son sujet et ne le remettent aux mains des redoutables mercenaires de Pritiv. Cela ne faisait que trois ans qu'il avait été transféré d'Osgor et admis dans le réseau Lune Rouque, et il avait toujours affaire à la même correspondante, une jeune et jolie camériste qui l'abordait de temps à autre pour lui donner ses instructions et dont il était secrètement tombé amoureux.

Il résidait dans un immeuble de Florenza, un des faubourgs de Vénicia. Il avait l'habitude de prendre un taxiboule jusqu'à la grande fontaine de Romantigua et de parcourir à pied les ruelles qui reliaient le cœur historique de la cité au palais impérial. Une heure plus tôt, au moment où les lueurs de la première aube prenaient le relais de la seconde nuit, sa correspondante avait débouché d'une avenue perpendiculaire quelques mètres devant lui. Il n'avait eu qu'à presser le pas pour arriver à sa hauteur. Elle lui avait lancé un bref regard de biais, dans lequel il avait cru déceler des lueurs d'un intérêt autre que strictement professionnel. Un sourire avait affleuré sur ses lèvres pleines et brillantes, ces lèvres appétissantes qu'il aurait volontiers dévorées. Le cache-tête blanc qui lui enserrait le visage ne parvenait pas à l'enlaidir et les deux mèches de coquetterie qu'elle tirait hors du liséré froncé étaient les présages d'une somptueuse chevelure. Il s'était fugitivement demandé si le réseau ne la contraignait pas à user de ses charmes pour obtenir ses renseignements.

« La Lune Rouque brille dans le ciel d'Osgor, avait-elle murmuré.

— Le ciel d'Osgor est loin de Syracusa », avait-il répondu d'un air renfrogné.

Ils n'avaient pas eu besoin de se réfugier dans une venelle déserte. Il n'y avait aucun risque que les passants, rarissimes en cette heure matinale, interceptent leur conversation.

« Bonjour, avait repris la camériste. Nous cherchons à contacter l'homme et l'enfant qui ont tenté de récupérer les codes la nuit dernière. Les responsables du réseau pensent que l'homme a été touché par un rayon cryo et qu'ils n'ont pas bougé de Vénicia. Vos nouvelles instructions sont de mener une enquête discrète au palais impérial pour essayer de recueillir des informations sur l'endroit où ils pourraient se cacher.

— Ce sont les deux personnes les plus recherchées de l'Ang'empire, avait objecté Agtus. Quelle chance avons-nous de réussir là où ont échoué les agents les plus performants de la sécurité intérieure et les inspobots à identification cellulaire ? »

Elle s était arrêtée de marcher et avait levé sur lui ses grands yeux couleur de sable. La colère lui était montée aux joues, enflammées déjà par les lueurs naissantes de Rose Rubis.

« Notre réseau n'a jamais été découvert, avait-elle affirmé d'un air farouche. Ni par les Scaythes, ni par les interliciers, ni par les mercenaires de Pritiv, ni par les kreuziens, ni par les inspobots ! C'est donc que nous sommes plus efficaces et malins que tous ces lourdauds réunis !

— Nous parlons ici de guerriers du silence, de types qui peuvent apparaître et disparaître à volonté. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin !

— Nous devons trouver cette aiguille avant la seconde nuit, mais rassurez-vous, vous n'êtes pas le seul à chercher ! Je dois partir maintenant. Si vous dénichez la moindre piste, même une piste qui vous semble inepte, prévenez-moi immédiatement par le canal d'urgence. Commencez peut-être par le parc public : c'est là qu'ils ont été vus la dernière fois. Bonne chance. »

Il l'avait saisie par l'avant-bras et l'avait fixée avec intensité. Elle avait jeté un regard affolé alentour.

« Lâchez-moi, vous allez nous faire remarquer !

— J'ai juste une question à vous poser : est-ce qu'on vous oblige à... à coucher avec des courtisans ? »

Elle était restée interdite pendant quelques secondes puis, de manière inattendue, avait éclaté d'un petit rire de gorge.

« Lâchez-moi donc, monsieur le jaloux, vous me faites mal ! »

Il avait tout à coup pris conscience de la stupidité de son attitude et avait desserré son étreinte.

« Excusez-moi, avait-il bredouillé, je ne voulais pas être désagréable...

— Mais vous l'avez été ! »

Après s'être assurée de nouveau que personne ne regardait dans leur direction, elle s'était penchée sur lui et avait déposé un baiser furtif sur ses lèvres.

« N'oubliez pas, avait-elle ajouté, nous devons impérativement retrouver la trace de cet homme et de cet enfant avant la seconde nuit.

— Je ne sais rien de vous, ni votre nom, ni votre adresse, ni l'endroit où vous travaillez...

— C'est la règle du réseau. Je vous préviendrai dès que j 'aurai quelques instants de libres : vous m'inviterez à dîner... »

Elle lui avait décoché un sourire chaleureux et, tout en massant son poignet endolori, s'était éloignée d'un pas allègre, le laissant abasourdi au beau milieu de la rue. Il l'avait suivie du regard jusqu'à ce que la lumière du premier jour naissant absorbe la tache blanche de sa cape et de son colancor, puis, le cœur joyeux, il avait gagné le palais impérial en effectuant un détour par le parc public.

Une foule dense se pressait déjà devant l'entrée des appartements impériaux : courtisans, cardinaux, vicaires, délégués des guildes professionnelles, douairières et artistes, tous escortés d'un, deux ou trois protecteurs de pensées... Ils patienteraient des heures avant d'être reçus par Menati Imperator, mais l'éventualité d'une attente longue et pénible ne les décourageait pas, d'autant moins qu'ils venaient quémander une prébende et que les milliers d'unités standard qu'ils escomptaient tirer de leur entrevue avec l'empereur leur feraient oublier les conditions humiliantes de son attribution. Le spectacle de ces visages fardés et cauteleux distrayait toujours autant Agtus. En cette heure matinale, ils faisaient assaut de civilités, échangeaient des propos badins et aucune crispation n'affectait leurs traits détendus, mais au fur et à mesure que s'égrèneraient les heures, leur contrôle auto-psykè-défense volerait en éclats, ils commenceraient à se lancer des piques, à s'injurier, et il faudrait une intervention énergique des gardes pour séparer ceux d'entre eux qui en viendraient aux mains. Pour un Osgorite, il n'y avait rien de plus réjouissant que de contempler des Syracusains en train de se battre : ils ressemblaient à des coqs ébouriffés et arrogants dressés sur leurs ergots, et ils témoignaient d'une sauvagerie d'autant plus féroce qu'ils avaient passé des heures à tenter de refouler leurs instincts.

Agtus se dirigea vers la porte des communs, située derrière une colonne Ang à une trentaine de mètres de l'entrée officielle. Il posa d'abord la main sur la plaque captrice de l'identificateur cellulaire puis, lorsque le bouclier désintégrant eut suspendu ses émulsions, il franchit les dix détecteurs d'armes automatiques, des arches noires disposées à intervalles réguliers le long du couloir. Quelques mètres plus loin se dressaient les acabas pourpres et figées des inquisiteurs. Comme chaque fois qu'il passait devant les barrages mentaux, une bulle d'inquiétude se forma dans sa gorge. Il lui arrivait parfois de douter de l'efficacité des douze symboles protecteurs que lui avait transmis un ancien du réseau avant son transfert sur Syracusa. Une crainte irraisonnée : il n'avait jamais été convoqué devant le tribunal de l'Inquisition en trois années de présence sur la planète impériale. C'était d'ailleurs l'octroi de cette technique secrète de protection mentale qui avait convaincu Agtus de consacrer quelques années de sa vie à Lune Rouque, l'organisation clandestine osgorite. Il quitterait un jour le réseau mais il garderait les douze symboles protecteurs, compagnons précieux béni soit le Vingt-quatre ! dans un univers régi par les Scaythes d'Hyponéros et l'Eglise du Kreuz. En revanche on lui retirerait le canal d'urgence, un transmetteur-récepteur greffé directement dans son cerveau, relié à ses conduits auditifs, à ses cordes vocales et à la fréquence du récepteur-émetteur de sa correspondante. L'occasion de s'en servir ne s'était jusqu'alors jamais présentée, et, comme il était strictement réservé aux communications d'urgence, Agtus avait repoussé la tentation de l'utiliser dans le but frivole de faire plus ample connaissance avec sa complanétaire. D'une part ce n'était probablement pas la meilleure manière de s'attirer les faveurs de la belle camériste, d'autre part les inconscients qui s'avisaient de transgresser les règles fondamentales du réseau étaient éliminés sans pitié.

Il rejoignit les autres serviteurs dans la pièce où étaient entreposées les livrées. Le personnel du palais impérial se composait en grande majorité de paritoles. Abandonnant volontiers la pudibonderie à l'usage des Syracusains, ils ne se croyaient pas obligés de s'abriter derrière le paravent de leur vestiaire individuel pour se changer. Les corps dénudés, les vêtements de ville et les livrées blanches et pourpres exécutaient un ballet désordonné sur un fond de marbre clair. La voix reconnaissable entre mille du responsable du premier jour domina le brouhaha.

« Puisque vous êtes en retard, Agtus Kipalar, vous ferez partie de l'équipe de nettoyage de la chambre impériale ! »

Agtus haussa les épaules et, sans tenir compte des regards narquois ou compatissants qui le prenaient pour cible, se rendit près de son vestiaire. Le nettoyage de la chambre de Menati Imperator, autrefois considéré comme une récompense honorifique, s'apparentait désormais à une véritable corvée. Les hommes et les femmes qui participaient aux soirées privées de l'empereur restaient souvent vautrés sur le lit, sur les banquettes-air ou même directement sur les tapis. Abrutis par les drogues mégastasiques ou les alcools hallucinogènes de Franzia, ils baignaient dans leur vomi, dans leur urine ou dans leurs excréments, et les serviteurs devaient alors déployer des trésors de diplomatie pour les tirer de leur léthargie et les prier d'évacuer la pièce. Cependant, tout désagréable qu'il fût, le travail offrait certains avantages : à plusieurs reprises Agtus avait aidé des femmes à se laver et à recouvrer un aspect convenable avant de sortir. Comme elles se ressentaient encore des effets des mégastases, elles avaient fermé à clé la porte de la salle des ondes lavantes, s'étaient jetées sur lui et lui avaient arraché sa livrée. Il n'avait pas eu d'autre choix, en tant que serviteur dévoué, que de les honorer avec la vigueur qui caractérisait les natifs d'Osgor, et elles lui avaient été reconnaissantes de cette conscience professionnelle en lui glissant quelques unités standard dans la poche de sa cape. L'un de ses collègues, un Julien, s'était quant à lui vanté d'avoir eu des relations intimes avec l'impératrice en personne le surnom de dame Annyt, les « trois portes du septième ciel », rendait l'épisode tout à fait crédible, fût-elle la première dame de l'Ang'empire, mais un matin de premier jour, les interliciers étaient venus l'arrêter et l'avaient emmené dans un de ces endroits secrets d'où l'on ne revenait jamais. Ce genre d'infortune ne risquait pas d'arriver de sitôt à l'Osgorite, que son appartenance à un réseau clandestin avait converti depuis toujours aux vertus de la discrétion. Les drogues poussaient les courtisans des grandes familles à tous les excès, à toutes les folies, mais qu'un serviteur à la langue trop pendue eût l'audace d'évoquer publiquement leur conduite, et ils s'arrangeaient aussitôt pour éliminer ce témoin fâcheux de leurs turpitudes.

Muni de micropoires à rayons désingrectants désintégrants-désinfectants le groupe de serviteurs s'introduisit à l'heure prévue dans la suite impériale. Ils y découvrirent, sur l'immense lit, un inextricable amas d'une dizaine de corps entièrement nus au milieu duquel ils reconnurent l'empereur et l'impératrice de l'univers. Menati Imperator s'arrangeait généralement pour s'éclipser avant le lever du premier jour et l'arrivée des serviteurs, mais ce matin, il ne s'était pas réveillé à temps. Il avait probablement pris une trop forte dose de mégastases, comme le démontraient les filets de bave qui s'écoulaient des commissures de ses lèvres et dégoulinaient sur ses multiples mentons.

Agtus avait l'impression que Menati Imperator grossissait de jour en jour. Une paire de jambes appartenant à une jeune femme était posée sur ses pectoraux aussi épais, larges et mous que des coussins. Ses organes sexuels disparaissaient entièrement sous un repli adipeux de son ventre, et de sa bouche entrouverte s'exhalait un ronflement qui n'avait pas grand-chose d'impérial. Il ne donnait pas une image très reluisante de la civilisation syracusaine, pas davantage, d'ailleurs, que son épouse dame Annyt dont les seins affaissés battaient les flancs squelettiques et dont les os des hanches saillaient comme des pointes de lance. Elle supportait difficilement la comparaison avec l'ancienne impératrice qu'Agtus, fraîchement débarqué d'Osgor, avait croisée à plusieurs reprises dans les couloirs du palais. La beauté de dame Sibrit l'avait bouleversé à un point tel qu'il était allé la contempler plusieurs jours de suite lorsqu'elle avait été exposée en croix sur la grande place de Romantigua. Ce qui n'avait d'abord été qu'une simple pulsion de voyeurisme s'était peu à peu transformé, au fur et à mesure que le corps splendide de l'ex-impératrice s'était métamorphosé en une masse hideuse de chair purulente, en un sentiment de compassion et de révolte.

Les courtisans des deux sexes qui complétaient le tableau impérial étaient aussi ridicules dépouillés de leur parure que les paritoles engoncés dans leur colancor. La poudre dont certains avaient cru bon de s'enduire tout le corps s'était délitée sous l'action de la sueur et formait à présent une sorte de croûte blanchâtre et grumeleuse. Agtus espéra que les effets des mégastases s'étaient dissipés, car il ne se sentait pas d'humeur à répondre aux avances d'une dame (jamais d'un homme, rares étaient les mâles osgorites qui, comme le célèbre Spergus Sibar, s'adonnaient aux plaisirs de l'uranisme) prise d'une soudaine fringale sexuelle. Il réserverait dorénavant ses faveurs à sa correspondante du réseau. Les serviteurs se consultèrent du regard, hésitant sur la conduite à suivre. Ou bien ils nettoyaient la suite impériale en feignant de ne rien remarquer ou bien ils réveillaient tout ce beau monde en se confondant en plates excuses. Mais cette deuxième solution risquait de susciter le courroux de l'empereur et, sur un geste expressif de l'un d'entre eux, ils se répandirent silencieusement dans la suite impériale.

Agtus se rendit dans la pièce la plus éloignée de la chambre, un conversoir isolé, orné de larges tentures-eau où s'ébattaient des poissons précieux d'Orange. Il remarqua d'autres corps au passage, allongés sur les banquettes-air ou recroquevillés sur le carrelage de marbre. De fortes odeurs de suc gastrique, d'alcool fermenté et d'urine paressaient dans l'air pourtant renouvelé par les sphères volantes de ventilation. L'Osgorite avait présumé qu'il aurait moins de travail dans le conversoir, mais il dut rapidement déchanter. Un autre groupe d'invités s'y était réfugié, deux hommes et quatre femmes affalés dans des fauteuils autosuspendus. Ils n'avaient pas retiré leurs vêtements, ne dormaient pas, mais leur regard fixe, hagard, et leur bouche baveuse trahissaient une consommation excessive de mégastases.

Agtus décida de ne pas s'occuper d'eux, pressa le bouton de la poire à rayons désingrectants et entreprit de pulvériser les taches et autres particules suspectes qui maculaient le carrelage de marbre pailleté d'or. Au bout de quelques minutes, alors qu'il avait presque entièrement nettoyé la petite pièce, il sentit un tiraillement dans son dos. Il se retourna avec tant de vivacité qu'il heurta une tenture-eau et que les poissons effrayés s'éparpillèrent dans un éclaboussement de couleurs fuyantes.

Une femme, assez jeune et jolie en dépit des stigmates de fatigue qui lui évidaient le visage, s'était redressée de son fauteuil et lui avait agrippé le bas de la cape. Les lueurs égrillardes qui dansaient dans ses yeux exorbités ne laissaient planer aucune équivoque sur ses intentions. La pointe de sa langue se promenait sur ses lèvres entrouvertes et luisantes. La longue mèche teintée de bleu qui sortait de son cache-tête partait de travers et lui barrait les deux joues.

L'image de sa correspondante du réseau, si belle et si fraîche dans l'aube du premier jour, traversa l'esprit d'Agtus et le renforça dans sa volonté de ne pas répondre aux avances de cette courtisane gavée de mégastases. Il se devait toutefois de la repousser avec tact. Il reposa sa poire désingrecte sur le sol, saisit délicatement la main accrochée à sa cape et entreprit de lui déplier les doigts. Elle poussa un gémissement, se rencogna dans son fauteuil à suspension d'air et résista dans un premier temps. Il ne parvint pas à lui faire lâcher le tissu, car les drogues chimiques anesthésiaient la douleur et lui donnaient une force étonnante, presque surnaturelle. Une succession de phrases hachées sortit de sa bouche ouverte, entrecoupée de rires hystériques.

« Prends-moi, paritole... Les Syracusains ne sont plus capables de donner du plaisir aux femmes... Regarde ces deux-là... Des personnalités de l'Ang'em... de l'Ang'empire... Le haut responsable de l'interlice... Et le délégué de la guilde professionnelle des transferts cellulaires... Incapables de... de... »

La deuxième main de la courtisane se glissa entre les cuisses d'Agtus et lui comprima violemment les bourses. Il se contint pour ne pas libérer un hurlement : il ne tenait pas à donner l'alerte aux mercenaires de Pritiv ou aux gardes de faction dans les couloirs. De plus, tout manque de sang-froid de sa part serait

immédiatement sanctionné par une recrudescence d'hystérie chez son interlocutrice.

« Tu as tout ce qu'il faut là où il faut, paritole... (Elle désigna d'un mouvement de menton l'officier supérieur de l'interlice.) Il n'a pas cessé de se vanter cette nuit, mais quand il a fallu passer à l'acte... Lui, le grand responsable de la sécurité intérieure, l'œil et l'oreille de l'empire, il n'a aucune idée de l'endroit où se sont réfugiés les mystérieux visiteurs de la nuit dernière... ce garçon et cet homme, des paritoles, comme toi... » La respiration d'Agtus se suspendit. Se pouvait-il que cette folle sache quelque chose au sujet des deux individus que recherchait activement le réseau ? Il s'efforça d'oublier la douleur vive qui montait de son bas-ventre et cessa de se débattre.

« Car vous, vous connaissez cet endroit, n'est-ce pas ? » demanda-t-il avec un sourire engageant.

Elle eut un mouvement de retrait du buste et le fixa d'un air qui se voulait supérieur et qui ne réussissait qu'à être grotesque.

« Je suis... je suis une Mars... Une... une prêtresse des microstases, des mondes occultes, comme ma tante jadis exilée... Je sais davantage de choses que n'importe quel responsable de l'interlice... Plus de choses que... que l'empereur et même que... ce monstre de sénéchal... Harkot... »

D'un bref regard panoramique, Agtus s'assura qu'aucun autre serviteur n'était en mesure d'intercepter leur conversation. Quant aux compagnons de mégastase de la dame de Mars, figés sur les fauteuils, ils étaient pour le moment incapables d'accorder la moindre attention aux affaires de ce bas monde.

« Cet homme et cet enfant, où sont-ils ? insista Agtus dont le rythme cardiaque s'était subitement accéléré.

— En quoi... en quoi est-ce que ça peut t'intéresser, paritole ? Tu... tu n'es pas de l'interlice... »

Elle avait mis à profit le soudain relâchement d'Agtus pour se rapprocher de lui et le caresser à travers son colancor. Il comprit qu'il ne fallait pas la brusquer, qu'elle se montrerait plus compréhensive si elle obtenait satisfaction. Il n'avait pas le choix mais il voulait espérer que ce serait sa première et sa dernière entorse à ses nouvelles résolutions. Il lui suffirait de penser à sa jolie correspondante pour aiguillonner un désir qui, pour l'instant, s'éveillait en lui de manière tout à fait mécanique.

« Venez, dame, murmura-t-il en glissant ses bras autour de la taille de la jeune femme. Nous serons plus à l'aise dans la salle des ondes lavantes. »

Elle n'opposa aucune résistance lorsqu'il la souleva du fauteuil, la transporta dans la petite salle des ondes lavantes du conversoir, referma la porte à clé, la déposa sur la banquette à suspension d'air installée à côté du bassin à rayons purifiants et entreprit de lui retirer délicatement son colancor.

Le récepteur-émetteur interne d'Alezaïa émit son grésillement caractéristique. Elle crut d'abord que son correspondant supérieur l'appelait pour lui transmettre de nouvelles instructions.

Le moment n'était pas bien choisi. Elle se redressa et repoussa doucement le drap de soie qui la recouvrait. Par chance, Patriz de Blaurenaar, l'un des conseillers principaux de l'empereur et interlocuteur privilégié du sénéchal Harkot, s'était assoupi de l'autre côté du vaste lit. Le réseau avait chargé Alezaïa de devenir sa maîtresse et elle n'avait lésiné sur aucun moyen pour parvenir à ses fins : elle s'était débrouillée pour être engagée aux cuisines de la famille Blaurenaar et avait régulièrement glissé des poudres et philtres de séduction dans les assiettes et les verres destinés au sieur Patriz. Ensuite il lui avait suffi de se retrouver seule en sa compagnie pour qu'il se précipite sur elle et lui arrache ses vêtements comme n'importe quel mihomibête du Gétablan. C'était un piètre amant, comme tous les grands courtisans elle commençait à bénéficier d'une solide expérience dans ce domaine mais il ne résistait pas au plaisir de se raconter après l'assouvissement des sens. Alezaïa continuait de jouer des philtres et des poudres pour le maintenir sous sa coupe et tenir à l'écart les éventuelles rivales et rivaux. Elle était ainsi à peu près informée de tout ce qui se passait dans les sphères dirigeantes de l'Ang'empire, du moins de toutes les conversations qui se tenaient entre les conseillers de l'empereur, les cardinaux et le sénéchal Harkot.

Elle sauta du lit, passa la palatine de soie empruntée à l'épouse officielle de Patriz de Blaurenaar puis se rendit dans le conversoir contigu à la chambre. Elle s'adossa contre la cloison de marbre fin et, sans quitter des yeux le visage détendu du grand courtisan, ouvrit le canal de communication d'une pression soutenue sur un point précis de son occiput.

Elle ne reconnut pas la voix crachotante qui s'éleva dans ses conduits auditifs.

« Bien que je ne vous voie pas, je trouve que vous avez embelli depuis ce matin... »

Alezaïa eut encore besoin d'une poignée de secondes pour identifier son solliciteur. C'était la première fois que son correspondant inférieur, le serviteur du palais impérial, se servait du canal d'urgence. Il avait d'ailleurs une manière toute personnelle et plutôt agréable de s'annoncer. Elle espéra cependant qu'il ne la dérangeait pas pour le simple plaisir de lui trousser un compliment, car même si elle n'était pas insensible à ses charmes, elle n'aurait pas admis qu'il utilisât la fréquence du réseau à des fins aussi futiles.

« Quel est le motif de votre appel ? demanda-t-elle à voix basse.

— Je vous entends à peine. Peut-être avez-vous besoin de quelques minutes pour vous rendre dans un endroit plus propice aux confidences...

— Faites vite ! Les détecteurs ondulatoires de l'interlice pourraient capter notre conversation.

— Vous êtes moins aimable que ce matin, madame la camériste...

— Si vous avez ouvert le canal d'urgence, monsieur le jaloux, je suppose que ce n'est pas dans l'unique but de me parler de notre rencontre de ce matin ! »

Elle avait mal contrôlé le volume de sa voix. Le sieur de Blaurenaar remua dans le lit mais ne rouvrit pas les yeux. Elle se rendit compte qu'elle s'était surtout énervée contre elle-même. Il lui en coûtait de subir les assauts mollassons du grand courtisan et d'être obligée de mentir à son complanétaire, un homme qui lui plaisait bien davantage qu'elle ne voulait se l'avouer. Même si leurs rapports intimes se limitaient en tout et pour tout au baiser qu'elle lui avait donné quelques heures plus tôt, elle avait l'impression de le tromper. Elle avait maintenant hâte de finir son temps au service du réseau, de retourner sur sa planète natale, de retrouver la simplicité et la chaleur qui caractérisaient la société des Osgorites. Lorsqu'ils seraient sortis de la clandestinité, de l'anonymat, ils pourraient enfin s'aimer sous les rayons délicieusement brûlants de Ronde Lune Rouque.

« Je ne suis pas tout à fait idiot, ma jolie... Je sais où sont réfugiés les deux guerriers du silence, l'homme et l'enfant. »

Alezaïa ouvrit la bouche pour parler mais, stupéfaite, elle demeura incapable de prononcer le moindre mot. En dépit de la température agréable qui régnait dans les appartements véniciens de la famille Blaurenaar, elle frissonna et resserra machinalement les pans de sa palatine.

« Vous ne me demandez pas où sont passés nos deux oiseaux ? »

Le succès inespéré de son correspondant inférieur attisa le désir de la jeune femme de faire plus ample connaissance avec lui. Il s'était plutôt montré discret jusqu'alors, et elle n'avait à aucun moment envisagé qu'il réussirait à dénicher ce renseignement (d'une importance capitale selon les propres termes de son supérieur, un importateur de métaux précieux d'Osgor).

« L'homme et l'enfant se trouvent actuellement chez les Mars. L'homme a été cryogénisé, comme le pensaient nos supérieurs. Il a été ranimé mais il est resté tellement faible qu'il n'a pas réussi à échapper aux interliciers.

— Et l'enfant ?

— Il s'est dématérialisé.

— Comment se sont-ils retrouvés chez les Mars ?

— Un peu de patience, ma jolie. L'officier qui commandait la brigade d'intervention est un affidé des Mars, un de ces pauvres types qu'ils tiennent par les microstases. Au lieu de remettre le corps de l'homme au sénéchal Harkot, il l'a fait directement transporter dans le repaire secret des Mars.

— Personne n'en a rien su ?

— L'officier a lui-même désintégré les membres de sa brigade et tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont été témoins de la scène.

— Les Scaythes inquisiteurs n'ont rien détecté ?

— Les Mars bénéficient, comme nous, d'une protection mentale. Leur science des microstases leur permet de se garder des inquisitions mentales et des effacements. L'une des leurs, une dénommée Iema-Hyt, a d'ailleurs eu des ennuis avec l'Eglise. Il y a près de trente ans de cela, elle s'est enfuie sur l'amas de Néorop avant que ne débute son procès en sorcellerie.

— Quel est l'intérêt... »

Patriz de Blaurenaar bougea de nouveau dans le lit. Alezaïa suspendit la communication. Rose Rubis s'abîmait derrière la ligne brisée des toits de Vénicia et la luminosité empourprée du premier jour cédait peu à peu la place au clair-obscur annonciateur de la première nuit, un crépuscule grisâtre qui se prolongerait pendant quatre heures, jusqu'à l'avènement de Soleil Saphyr et de la seconde journée.

« Un problème ?

— Quel est l'intérêt des Mars dans cette histoire ?

— Ils veulent renverser les Ang, prendre leur place sur le trône impérial et par la même occasion se débarrasser des Scaythes. Comme ils recherchent des alliances, ils seraient sans doute très heureux de compter dans leurs rangs des individus qui voyagent sur leurs pensées.

— Où se situe le repaire secret de la famille Mars ?

— Aucune idée, mais nos supérieurs disposent sans doute de ce genre de renseignement...

— Vous êtes certain de vos informations ?

— Reste à les vérifier.

— De quelle manière les avez-vous récoltées ?

— J'ai mes petits secrets, comme vous.

— Une femme, sans doute... »

Il ne répondit pas. Elle fut saisie par un accès de jalousie et se mordit les lèvres pour ne pas laisser échapper un cri de rage.

« Autre chose ? demanda-t-elle d'une voix sourde.

— Vous n'en avez pas assez ? Désolé : je pensais que ça suffirait pour un premier appel d'urgence.

— Epargnez-moi votre humour, monsieur le serviteur ! Notre communication a déjà duré trop longtemps. Je vous recontacterai au besoin. »

D'un geste rageur, elle coupa le canal en appuyant sur la minuscule plaque amovible sertie entre les os de son occiput. Son regard erra sur la chambre, embrassa les motifs savants du carrelage de marbre, les tentures de tissu-vie, les tapis précieux d'Orange, le baldaquin d'optalium tressé du lit, la bosse allongée que formait le corps du grand courtisan sous le drap de soie. Elle se reprocha de s'être montrée aussi désagréable envers son correspondant inférieur : ils appartenaient tous les deux à un réseau clandestin chargé de recueillir des renseignements par tous les moyens, et cela les entraînait l'un et l'autre à commettre des actions qui ne leur plaisaient pas. Elle se promit d'aller à sa rencontre dès que possible, peut-être même à la première aube prochaine et, pour se faire pardonner, de lui offrir d'elle-même bien davantage qu'un simple baiser.

Le taxiboule se posa sur le toit de l'immeuble du quartier de Florenza. Agtus paya le chauffeur, un Julien aussi hâbleur que son collègue serviteur qui s'était vanté d'avoir eu des relations intimes avec la première dame de l'univers, sortit de l'appareil et se dirigea vers le tube gravitationnel. Ses pas crissèrent sur l'allée de gemmes multicolores. L'haleine tiède et parfumée du vent coriolis lui effleura délicatement le visage. Le ciel se tendait d'un voile mauve et sombre annonciateur de la seconde nuit.

Des pensées contradictoires agitaient l'esprit de l'Osgorite. Il était partagé entre la satisfaction de l'ouvrage accompli, les remords d'avoir dû se plier aux exigences de dame de Mars (lesquelles avaient toutefois été nécessaires à l'accomplissement de l'ouvrage) et le goût d'amertume que la réaction de sa correspondante avait abandonné dans sa gorge. Du baiser du matin du premier jour à la sécheresse de ton de la communication du premier crépuscule, la belle camériste s'y entendait pour souffler le chaud et le froid.

Dame de Mars s'était montrée particulièrement perverse et violente dans la salle des ondes lavantes. Il avait craint que ses gémissements ininterrompus ne déclenchent une intervention inopinée des gardes ou des autres invités du couple impérial, mais par bonheur les murs insonorisés avaient étouffé leur vacarme. Elle lui avait arraché des lambeaux entiers de peau sur les avant-bras, les pectoraux et les flancs. Ces plaies cuisantes avaient été le prix à payer pour la confession de la courtisane. Après l'assouvissement de ses sens, elle avait répondu sans la moindre réticence à toutes ses questions. Il l'avait installée dans le bassin à rayons purifiants, avait nettoyé ses vêtements et l'avait rhabillée. Elle était sortie sans lui adresser un regard, comme s'il n'existait plus. Les effets des mégastases s'étaient dissipés, et la fille de grande famille syracusaine et le serviteur paritole s'étaient de nouveau retrouvés sur les bords opposés d'un infranchissable gouffre.

Ses collègues lui avaient lancé des regards entendus, égrillards, lorsqu'il avait à son tour poussé la porte de la salle des ondes lavantes. La plupart des courtisans avaient recouvré leurs esprits et tentaient de se donner une contenance devant les serviteurs impassibles.

Bouillant d'impatience de montrer à sa correspondante qu'il pouvait être lui aussi un acteur majeur du réseau, Agtus avait dû ronger son frein, attendre d'être seul pour entrer en contact avec elle.

Il composa le numéro de son appartement sur le clavier intégré du tube et prit pied sur la plate-forme. Sa complanétaire n'avait pas réagi comme il l'avait espéré. Il ne comprenait décidément rien aux femmes, à celle-ci en tout cas. Il sauta sur l'avancée concave du palier avant même que la surface métallique et plane n'ait eu le temps de s'abouter, puis glissa l'index dans l'identificateur cellulaire placé sous la serrure de la porte de son appartement.

La porte s'ouvrit dans un chuintement étouffé. Agtus distingua deux silhouettes dans la pénombre de l'entrée et se figea dans l'embrasure de la porte.

« Comment êtes-vous entrés chez moi ? »

Une rafale de brûlentrailles fut la seule réponse à sa question. Une odeur de viande carbonisée lui envahit les narines et il sentit quelque chose de mou et de tiède s'échapper de son ventre. Une douleur effroyable se déploya en lui comme un oiseau de proie.

« Il n'est pas conseillé à un paritole de se mêler des affaires des grandes familles syracusaines », fit une voix grasseyante.

Les jambes d'Agtus se dérobèrent sous lui et il tomba à genoux sur le carrelage.

« Tu aurais dû te contenter de prendre du bon temps avec la demoiselle de Mars, ce matin ! ajouta une deuxième voix. La famille donne des libertés à ses filles mais elle ne tolère pas les questions indiscrètes ! »

Agtus aurait voulu leur répliquer qu'il n'avait jamais eu l'intention d'aller à l'encontre des intérêts de la famille Mars, mais la douleur, omniprésente, intolérable, lui interdisait de proférer le moindre son.

« Pour répondre à ta question, aucun code à reconnaissance cellulaire ne résiste à nos brouilleurs adéniques... »

La bouche brûlante d'un canon se posa sur la nuque d'Agtus. Ses symboles protecteurs ne pourraient pas empêcher l'onde à haute tension de lui pulvériser le cerveau. Ses entrailles continuaient de se répandre sur ses cuisses et ses genoux.

Il eut l'impression que sa correspondante le fixait tristement.

Belle et fraîche dans la nuit qui tombait.

CHAPITRE XI

MARS : la famille Mars appartenait au cercle restreint des grandes familles syracusaines. Ecartée du pouvoir, elle ne cessa d'intriguer pour renverser les Ang du trône seigneurial, puis impérial...

[...] Les Mars se spécialisèrent également dans l'étude et la production d'une synthèse chimique d'excitation neuronale appelée microstasie. Les microstases étaient censées protéger l'esprit humain contre les inquisitions mentales et développer le potentiel psychique de l'utilisateur. Leur efficacité réelle n'a jamais été démontrée, mais aucun doute ne subsiste sur leurs conséquences physiologiques désastreuses : une consommation régulière pouvait réduire le corps d'un tiers de sa taille et de son volume...

[...] L'abus microstasique valut à Iema-Hyt de Mars d'être exilée sur la planète Franzia, où, selon la légende, elle devint passeur clandestin sous le nom de Iema-Ta et fut assassinée par le jeune Marti de Kervaleur. Sa sœur cadette Miha-Hyt, surnommée l'« impératrice », fut soupçonnée d'avoir conclu une alliance occulte avec les guerriers du silence.

 

« L'histoire du grand Ang'empire »,

Encyclopédie unimentale

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